Tout se passe dans une tension
assourdissante. Les figures que Katerina Christidi semble avoir gravées
avec son fusain sur la toile, ne sont en réalité que des transfigurations, des
formes implosées par des états d’âme brutalement amplifiés. Encastrées dans la
surface de ce dessin extrêmement dense et délibérément vertical, à la fois
écran et fresque, figées dans le silence de la matière, elles inspirent une
inquiétante étrangeté : leur statut s’apparente à ceux des fantômes et des
monstres, leur monde n’est autre que celui du rêve. Devant elles, comme devant
toute image sapée par l’esprit tragi-comique du grotesque, le sentiment qui
domine est celui de l’étonnement, nous sommes à la fois effrayés et poussés
vers le spasme libérateur, un rire qui restera pourtant lui aussi muet, étouffé
par le spectre du néant.
Premier signe alertant, ce regard
intense mais vide. Les yeux de ces créatures sans corps, têtes hybrides
détachées du réel, reflètent à la fois l’absence de toute sentimentalité et
spiritualité et une condition existentielle hors limites. Pour celle qui les a
inventées, il s’agit presque de variations du même toujours thème, l'état dans
laquelle nous met le fait de subir certaines
situations. Frappé par ces violents coups symboliques, ces
chocs inattendus et souvent ressentis comme complètement absurdes, notre
être semble momentanément en état d’implosion, le regard reste suspendu et
fixe, aveugle devant une vue extérieure littéralement effacée par l’impact des
émotions.
La deuxième chose qui nous
interpelle devant ces figures spectrales est leur aspect déformé. Les traits de
leur visage n’ont rien d’humain, la bouche, souvent absente, n’est là qu’au
moment du cri, les oreilles, quand elles existent, sont énormes et collées sur
les deux côtés du visage comme des champignons malformés, le nez est exclus,
quand aux cheveux, il s’agit sans hésitation de l’élément qui s’impose. Comme
dans les icônes byzantines ou les enluminures de l’art chrétien médiéval, dans
les portraits warholiens ou les bandes dessinés, la chevelure massive
fonctionne comme une sorte de voile, « un casque » dit souvent
l’artiste, posé sur la tête comme un accessoire. L’intention dramatique est
explicite : la mise en scène élémentaire de ces créatures bizarres dans
des micro-gags, est aussi importante que leur ornementation, des fois à l’aide
d’accessoires et autres éléments décoratifs, des fois en leur ajoutant des
bosses, des ombres, des rides, des plis et autres dédoublements ou
excroissances.
Les deux grands dessins choisis par l’artiste pour
l’exposition, ainsi que les trois petits, issus d’une série de quinze,
habituellement exposés ensemble, à la fois poursuivent et marquent un tournant
important dans l’œuvre de Katerina Christidi. L’esthétique du grotesque et de
l’informe, les héros des contes pour enfants (le petit chaperon rouge, Alice au
pays des merveilles, le pirate, l’arlequin), les poupées, les mannequins, les
pantins et autres personnages burlesques, ont été des motifs constitutifs de
cette œuvre. Or ces nouveaux dessins au fusain inscrivent sa démarche dans une
tradition qui va des gravures de Goya et de William Hogarth aux performances
délirantes de Mike Kelly et aux sculptures d’Ervin Wurm en passant par les
gravures du visionnaire Paul Scheerbart et de Paul Klee. C’est dans la série
des Inventionen de ce dernier, dix gravures réalisées en 1905 et
présentées en 1906 à la
Sécession de Munich, que nous trouvons l’expression la plus
remarquable de ce désir que partage Christidi, de marier le grotesque -assimilé
à la vulgarité, à la laideur, à la « bassesse »- avec le sublime, les
traits nobles du dessin ou de la gravure. Les Transfigurations de
Christidi, comme les « caricatures supérieures » de Paul Klee,
combinent humour noir et culture populaire, l’atmosphère sombre des créatures
fantastiques de Füssli ou d’Odilon Redon et la légèreté des héros de la culture
pop, cinématographiques ou autres (Clark Gable, Fantômas, Mickey Mouse…)
Cette apparente contradiction dans le choix des éléments
« figuratifs », à l’origine du comique selon Novalis, s’étend par
ailleurs dans la construction de l’espace pictural même. Dans cet univers
phénoménal, tout est étonnamment construit, les espaces sont souvent délimités
avec une rigueur géométrique, les contours tracés afin de créer des volumes
denses et concrets. Même quand la figure est abîmée à l’extrême, ruinée, comme
dans le cas de cette tête « de vieux », transformé en matière brute,
exposée ici, l’impression qui domine est celle d’une pétrification. Et pourtant
rien n’est plus instable qu’une figure incomplète et déformée, sapée par
l’angoisse, abandonnée à son « accidentalité interne » comme dirait
Hegel. Katerina Christidi aime cette perte des repères, elle avoue chercher
même cette sensation de « contrôler du hasard » durant la réalisation
des grands dessins. En se positionnant très près de la toile pour exécuter ses traits répétitifs et
monotones, elle perd la vue d’ensemble, et se laisse presque guider par les
caprices de la figure, qui se révèle à elle progressivement. Elle
efface et retrace, se laisse surprendre par ce jeu d’apparitions-disparitions
qu’on retrouve aussi bien dans les gags des films muets que dans l’ambiance des
grottes. Tout ici, se passe dans une tension assourdissante.
Vanessa
Théodoropoulou
Texte écrit pour l’exposition « Piétinés comme du raisin regonflés par le destin » au « Pavillon » Pantin, 2010.
Historienne de l'art,professeur à l'ESAD TALM-Angers
Texte écrit pour l’exposition « Piétinés comme du raisin regonflés par le destin » au « Pavillon » Pantin, 2010.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire